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Quand « entendre » signifie « comprendre » : le cas du verbe kikoyu en japonais prémoderne

Une étude révèle comment le verbe japonais kikoyu, qui signifiait d’abord « entendre », a évolué vers le sens de « comprendre ». Cette recherche éclaire les mécanismes cognitifs derrière le changement sémantique d’un mot.

Peer-Reviewed Publication

University of Liège

Kosankin-Gorō Kanamajiri-musume-setsuyō,

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Kyokusanjin (1834) Kosankin-Gorō Kanamajiri-musume-setsuyō, vol. 3, Part 3, folio 18 verso, held by the National Institute for Japanese Language and Linguistics.

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Credit: Kyokusanjin

Une étude s’est appuyée sur une analyse rigoureuse du Corpus of Historical Japanese pour suivre l’évolution sémantique du verbe kikoyu du VIIIe au XXe siècle. Ce verbe, qui désignait initialement une audition involontaire, est venu au fil des siècles à signifier une compréhension d’abord approximative, puis générale, et enfin une forme de conviction.

Dans de nombreuses langues, des verbes liés à la perception sensorielle prennent parfois le sens de la compréhension. On dit bien en français « Je vois » pour exprimer qu’on a compris quelque chose. Que se passe-t-il quand ce n’est pas la vue, mais l’ouïe qui devient vectrice de compréhension ? C’est le cas du japonais prémoderne, où le verbe kikoyu, équivalent de notre verbe entendre, s’est enrichi au fil des siècles pour signifier aussi comprendre, voire même une forme appuyée de conviction.

"Ce glissement sémantique n’est pas aléatoire, explique Daiki Yoshitake, doctorant en linguistique à l’Université de Liège. Il repose sur des mécanismes cognitifs identifiés par la linguistique cognitive diachronique, un champ de recherche encore émergent qui vise à comprendre comment les mécanismes mentaux et cognitifs humains influencent l'évolution des langues au fil du temps." L'humain, confronté à un stimulus auditif, en déduit un contexte global, un processus appelé simulation cognitive (cf. Langacker 2008 : 535-536). C’est cette déduction qui permet au sens de « compréhension » de se développer progressivement.

À travers ce cas l’étude met en lumière un phénomène linguistique universel : la perception sensorielle peut être à l’origine de concepts abstraits. Là où le français et l’anglais misent sur la vue pour exprimer la compréhension, le japonais prémoderne misait sur l’ouïe. Un choix culturel ? Pas seulement. C’est aussi le reflet de la manière dont notre cerveau transforme nos expériences sensorielles en représentations mentales plus complexes.

L’évolution du verbe kikoyu suit un processus linguistique connu : la synecdoque*. D’abord limité à une « compréhension approximative » liée à ce qui est entendu, le sens du mot se généralise à toute forme de compréhension, puis se concrétise en une certitude ou conviction. En termes cognitifs, cette trajectoire passe par trois étapes : simulation, super-schématisation (généralisation) et concrétisation. Ainsi, ce n’est pas seulement le mot qui change : c’est aussi le reflet d’un cheminement mental.

Une avancée pour la linguistique cognitive diachronique

"Cette étude va plus loin que les observations déjà connues, comme celles de la linguiste américaine Eve Sweetser, qui notait en 1990 que « percevoir, c’est comprendre », reprend le chercheur. Jusqu’à présent, peu de recherches avaient décortiqué comment cette compréhension émerge progressivement dans le langage au fil du temps." Le travail de Daiki Yoshitake éclaire un apsect jusqu'ici peu documenté en montrant que les verbes de perception ne transmettent pas spontanément une compréhension profonde. Celle-ci naît peu à peu d’un processus cognitif dynamique. En analysant un cas précis à travers un corpus historique, l’étude démontre que la linguistique cognitive diachronique peut modéliser avec précision les chemins empruntés par les mots.

Cette étude du verbe kikoyu montre qu’un simple mot peut raconter une histoire longue de plusieurs siècles, révélant les ressorts cachés de notre manière de penser. En suivant le fil de l’audition vers la compréhension, cette recherche éclaire non seulement une facette du japonais prémoderne, mais aussi les principes cognitifs universels qui façonnent le langage.

*Une synecdoque est une figure de style (ou un mécanisme linguistique) qui consiste à désigner une chose en prenant une partie pour le tout, le tout pour une partie, ou un élément associé pour l’ensemble.


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