Combien de migrants par année les Suisses seraient-ils prêts à accueillir ? Les chiffres avancés par les partis politiques et véhiculés dans les médias jouent-ils un rôle sur lopinion du peuple helvétique à ce sujet ? Afin de répondre à ces questions, des psychologues de lUniversité de Genève (UNIGE) ont testé un biais de raisonnement connu le biais dancrage qui consiste à donner à titre informatif un chiffre volontairement bas ou élevé avant que les interlocuteurs ne donnent leur avis sur un sujet. Ils ont constaté que le chiffre donné jouait un rôle capital sur la formation de lopinion et ce quelle que soit lorientation politique des personnes interrogées ou même le parti politique à lorigine de ce chiffre. Leur recherche, à lire dans la revue Journal of Applied Social Psychology, relève les dangers des votations politiques fondées sur des chiffres, car lopinion publique est facilement orientée par le premier nombre véhiculé dans les médias.
Depuis quelques années, la question de la migration occupe une place centrale dans lactualité politique. Certains pays ont ouvert leurs portes, comme lAllemagne, alors que dautres se sont montrés très réticents, à linstar de la Hongrie. Mais quen est-il de la Suisse ? En 2016, le pays comptait environ 8 millions de résidents dits permanents, dont 2 millions de nationalité étrangère. Sy ajoutaient 90000 résidents non permanents et 68000 demandeurs dasile, dont environ la moitié était arrivée lannée précédente et était encore dans le processus dasile. «Nous avons calculé que le point médian entre le nombre de nouveaux migrants qui arrivent chaque année en Suisse et le nombre total de migrants dans le pays se situe aux alentours de 50000 personnes», précise Fanny Lalot, chercheuse au département de psychologie de la Faculté de psychologie et des sciences de léducation (FPSE) de lUNIGE et première auteure de létude.
Limportance du biais dancrage
Léquipe de lUNIGE sest alors demandé si les chiffres véhiculés dans les médias sur le nombre de migrants arrivés en Suisse chaque année jouaient un rôle sur lopinion publique. Combien de réfugiés les Suisses seraient-ils prêts à accueillir ?
«Depuis 1974, un biais de raisonnement très connu est analysé, il sagit du biais dancrage, explique Fanny Lalot. Cela signifie que lorsquon demande à une personne de faire une évaluation, on peut influencer sa réponse en donnant de prime abord un chiffre bas, ou au contraire élevé, qui servira dancrage à sa réflexion.» Si le chiffre de la consigne est faible, la réponse de la personne interrogée sera également faible. Mais si le chiffre transmis est élevé, son évaluation sera également élevée. «Pour répondre à notre question concernant la migration, nous sommes partis du chiffre 50000 pour choisir nos points dancrage: 1000 pour le chiffre bas, 100000 pour le chiffre élevé», continue la psychologue. Les chercheurs ont ensuite soumis à un groupe de 300 personnes le texte suivant: Les politiciens dun parti ont proposé que la Suisse accueille 1000 migrants. Pensez-vous quil faille en accueillir plus ou moins ? Combien exactement ? Un second groupe de 300 personnes a reçu le même texte, mais avec le chiffre de 100000 migrants.
Les résultats sont sans appel. «La moyenne du premier groupe se situe aux alentours de 20800 migrants par an. Mais ce chiffre est multiplié par six dans le second groupe, avec une moyenne de 126000 migrants par an ! Cest dire limportance du biais dancrage», sexclame Fanny Lalot.
Et les affinités politiques ?
Ces résultats changeraient-ils si le chiffre dancrage émanait clairement de lUnion démocratique du centre (UDC) ou du Parti socialiste (PS) ? Les psychologues ont divisé les participants en quatre groupes. Le premier groupe recevait de la part de lUDC un chiffre conseillé de 1000 migrants. Le second groupe recevait également le chiffre de 1000, mais de la part du PS. Le troisième groupe recevait de lUDC un chiffre de 100000 migrants et le dernier groupe un chiffre de 100000 migrants du PS. «A notre grand étonnement, les moyennes des évaluations des participants étaient presque semblables entre les groupes 1 (20000 migrants) et 2 (15000 migrants), et 3 (140000 migrants) et 4 (130000 migrants). Ceci prouve que la source politique du chiffre dancrage importe peu pour lévaluation du citoyen, mais que seul le chiffre lui-même compte», constate Fanny Lalot.
Autre surprise, les personnes ayant une sensibilité plus à droite ont malgré tout donné un chiffre plus élevé que celui initialement proposé, respectivement 18000 (25000 pour les participants plus à gauche) et 100500 (160000 pour les participants plus à gauche). «Ce résultat est étonnant. En général, les personnes recevant un chiffre dancrage élevé ont tendance à répondre un chiffre plus faible que celui proposé en préambule. Ici, il était plus élevé !, sétonne Fanny Lalot. On peut imaginer que cette problématique a provoqué une réaction plutôt humaniste poussant les gens à défendre des chiffres plus élevés que ce quun politicien aura prétendument proposé.»
Attention aux manipulations des chiffres !
Cette étude indique que les citoyens suisses se déclarent prêts à accueillir autant, voire plus, de migrants que ce que conseillent les partis politiques. Mais ses résultats mettent surtout le doigt sur les dangers des votations fondées sur des chiffres. Car quelles que soient les affinités politiques, les citoyens se retrouvent fortement influencés par les nombres véhiculés par les médias. «Ce principe étant relativement connu, les partis politiques peuvent sen servir pour tenter de manipuler lopinion publique en étant les premiers à transmettre des chiffres allant dans leur sens, précise la chercheuse genevoise. A nous de prendre en compte ce biais et de ne pas nous laisser influencer, dautant plus sur des sujets aussi délicats que limmigration !»
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Journal
Journal of Applied Social Psychology