Comment de nouvelles espèces émergent-elles et se diversifient-elles dans la nature ? Le processus de lévolution par sélection naturelle explique cette diversification, mais les conditions génétiques et environnementales dictant ce mécanisme restent pourtant mal connues. Léquipe dirigée par Abderrahman Khila, directeur de recherche du CNRS à lInstitut de génomique fonctionnelle de Lyon (CNRS/ENS de Lyon/Université Claude Bernard Lyon 1) vient de découvrir comment des patineuses deau[1] (les Rhagovelia) ont pu développer des structures en forme déventail à lextrémité de leurs pattes pour remonter le courant des rivières, prouesse dont sont incapables dautres espèces de punaises deau. Ils ont mis en évidence lexistence de deux gènes, jusquici inconnus, et ont montré quils sont justement à lorigine de lapparition des éventails chez les Rhagovelia. Ces travaux sont publiés dans Science le 20 octobre 2017.
Les Rhagovelia appartiennent à un groupe de punaises, appelées gerromorphes, qui ont la particularité de marcher sur leau grâce à des poils hydrophobes couvrant leurs pattes. Contrairement à dautres types de punaises deau, les Rhagovelia se sont spécialisées dans les ruisseaux à courants forts, un mode de vie rendu possible grâce à une structure en forme déventail située au bout de leur deuxième paire de pattes et jouant le rôle de palme. Léventail nexistant pas en dehors des Rhagovelia, il offre un bon modèle détude de lorigine des structures dites nouvelles (aussi connues sous le nom dinnovations évolutives) dans le processus dévolution.
Les chercheurs ont dabord voulu savoir quelle information dans le génome était responsable de la mise en place de cette structure. Ils ont ainsi découvert que les Rhagovelia possèdent deux gènes, jusqualors inconnus, dont lexpression est nécessaire pour que les pattes se développent avec un éventail intact. En effet, lorsque ces gènes sont inactivés, les Rhagovelia se retrouvent avec des pattes parfaitement formées mais sans éventails. Des recherches approfondies ont montré que lun de ces deux gènes est en réalité ancien car déjà présent chez lancêtre commun à toutes les punaises. Le deuxième gène, en revanche, est plus récent puisquil nexiste que chez les Rhagovelia.
La très forte ressemblance entre ces deux gènes laisse penser quune mutation génétique a provoqué la duplication du gène ancestral pour former un second gène plus récent. Les chercheurs ont aussi observé que ces gènes sont actifs uniquement au bout de la patte qui porte léventail, indiquant que son évolution est passée par au moins deux évènements génétiques majeurs : une duplication dun gène pour donner deux copies chez les Rhagovelia, puis lactivation de ces gènes dans un groupe de cellules qui vont former léventail. Cette structure plumeuse des Rhagovelia faisant penser à léventail des geishas japonaises, le gène récent a été nommé « geisha » et le gène ancien « mother-of-geisha ».
Mais il restait encore à comprendre la fonction de ces éventails et surtout leur impact concret sur la vie de ces punaises deau. De façon surprenante, avec ou sans éventail, les Rhagovelia restent très rapides sur une eau stagnante. Cependant, sur de leau courante, les Rhagovelia à éventail intact remontent le courant à grande vitesse sans aucune difficulté alors que les Rhagovelia sans éventail en sont incapables. De surcroît, les Rhagovelia qui ont gardé des rudiments déventails réalisent une performance intermédiaire.
Ces travaux montrent que certaines modifications génétiques peuvent aboutir à lémergence de structures nouvelles, qui impactent directement le mode de vie des organismes et leur permettent de saisir des opportunités écologiques jusqualors non exploitées.
Des vidéos sont également disponibles auprès dAlexiane Agullo : alexiane.agullo@cnrs-dir.fr
[1] Les « patineurs deau » sont des insectes (du genre Gerris) qui ont la capacité de se déplacer sur l'eau. On les appelle parfois « punaises d'eau » ou « araignées d'eau » (sans doute du fait de leurs longues pattes).
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