La physique classique est caractérisée par la précision de ses équations qui décrivent lévolution du monde tel quil a été déterminé par les conditions initiales du Big Bang. Le hasard ny a donc pas sa place. Pourtant, notre expérience quotidienne et notre intuition sont heurtées par cette vision déterministe du monde: tout est-il vraiment déjà écrit? Laléatoire ne serait-il quune illusion? En analysant le langage mathématique classique utilisé en physique moderne, un physicien de lUNIGE éclaire une contradiction entre les équations censées expliquer les phénomènes qui nous entourent et le monde fini. Il propose de changer de langage mathématique pour permettre à laléatoire et à lindéterminisme dentrer dans la physique classique, la rapprochant ainsi de la physique quantique. Ce commentaire, à lire dans la revue Nature physics, fait souffler un vent de révolution sur la physique classique, ouvrant la possibilité de futurs différents.
En physique classique, soit la physique de Newton, il est admis que depuis le Big Bang, tout est déjà déterminé. Les équations mathématiques servent à expliquer lévolution du monde qui découlent de ces conditions initiales de la manière la plus précise possible. Pour ce faire, les physiciens utilisent le langage des mathématiques classiques pour décrire ces conditions initiales, en utilisant notamment les nombres réels. «Les nombres réels sont caractérisés par un nombre infini de décimales qui suivent la virgule, explique Nicolas Gisin, professeur honoraire au Département de physique appliquée de la Faculté des sciences de lUNIGE et auteur de ce commentaire. Ils contiennent donc une quantité infinie dinformations.» Ces nombres réels typiques sont bien plus nombreux que les nombres qui ont un nom, comme Pi, et sont constitués dune série de décimales complétement aléatoire. On ne les rencontre pas dans la vie de tous les jours, mais leur existence est un postulat accepté en mathématique classique et ils sont utilisés dans de nombreuses équations en physique. Problème: notre monde est fini, alors comment peut-il contenir des nombres qui eux, sont infinis et contiennent une quantité infinie dinformations?
Quitter le langage des mathématiques classiques pour le langage des mathématiques intuitionnistes
Pour contourner limpossibilité que du fini contienne de linfini, Nicolas Gisin propose de revenir à la source de la physique classique et de changer de langage mathématique, afin de ne plus devoir recourir aux nombres réels. «Il existe un autre langage mathématique, nommé intuitionniste, qui refuse lexistence de linfini, senthousiasme le physicien genevois. Mais celui-ci a été complétement écrasé par le langage mathématique classique au début du XXème siècle.» A la place des nombres réels qui contiennent à linstant T un nombre infini de décimales, les mathématiques intuitionnistes représentent ces nombres comme un processus aléatoire qui se déroule au cours du temps, une décimale après lautre, de sorte quà chaque instant T, il nexiste quun nombre fini de décimales, et donc une quantité finie dinformations. «Cela résout la contradiction de la physique classique, qui utilise de linfini pour expliquer le fini», ajoute-t-il.
Autre différence entre les deux langages mathématiques: la véracité des propositions. «En mathématique classique, une proposition est toujours soit vraie, soit fausse, selon le principe du tiers-exclu. Mais en mathématique intuitionniste, une proposition est soit vraie, soit fausse, soit indéterminée. Il y a donc une part acceptée daléatoire», continue Nicolas Gisin. Cet aléatoire se rapproche beaucoup plus de notre expérience quotidienne que le déterminisme le plus absolu prôné par la physique classique. De plus, on retrouve également laléatoire en physique quantique. «Certains tentent de léviter par tous les moyens en impliquant dautres variables fondées sur les nombres réels. Mais selon moi, il ne faut pas chercher à rapprocher la physique quantique de la physique classique en tentant de supprimer laléatoire. Au contraire, il faut rapprocher la physique classique de la physique quantique en y intégrant enfin de lindéterminisme», soutient le physicien genevois.
Une physique ouverte fondée sur lintuition au lieu de postulats
Notre vision du monde est construite par le langage que lon parle. Si lon choisit le langage des mathématiques classiques, on parlera facilement le déterminisme. Si au contraire on choisit le langage des mathématiques intuitionnistes, on sorientera aisément vers lindéterminisme. «Je considère à présent que lon a accepté trop de postulats en physique classique et quon y a, de ce fait, intégré du déterminisme qui navait pas forcément lieu dêtre. Au contraire, si lon choisit de fonder la physique classique sur les mathématiques intuitionnistes, elle deviendra également indéterminée, comme la physique quantique, et se rapprochera de notre vécu, ouvrant les possibilités de notre futur», explique Nicolas Gisin.
«Ce changement de langage ne changerait aucunement les résultats de recherches menés jusquà aujourdhui, mais permettrait de comprendre plus facilement la physique quantique et de quitter enfin une vision du monde où tout est déjà écrit, pour laisser la place à de nouvelles perspectives, à laléatoire, au hasard et à la créativité», conclut Nicolas Gisin.
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Journal
Nature Physics