Des changements dans locclusion dentaire ont entraîné la propagation de sons tels que « f » dans les langues du monde moderne. Tel est le résultat dune étude dune équipe de recherche internationale sous la direction de lUniversité de Zurich. Ces résultats mettent en cause lassomption traditionelle que linventaire sonore est resté inchangé tout au long de lhistoire de lhumanité.
La diversité sonore des langues du monde est extraordinaire. Certains sons ne se rencontrent que dans une poignée de langues (e.g. les clics) et dautres dans presque toutes les langues (e.g. « a », « m »). Communément, l'on assume que cette diversité serait indépendante des changements biologiques postérieurs à lémergence dHomo sapiens. Cependant, une étude qui vient d'être publiée modifie notre conception des processus évolutifs du langage. Dans cette étude, une équipe de chercheurs de l'Université de Zurich, en collaboration avec des chercheurs de deux Instituts Max Planck, de l'Université de Lyon et de la Nanyang Technological University à Singapour, démontre que la prolifération de sons comme « f » et « v », un type qui se retrouve maintenant dans 50% des langues du monde, est un phénomène assez récent qui est lié à des innovations concernant le régime alimentaire.
Changement dans locclusion dentaire à lorigine dun nouveau type de sons
Jusquau néolithique, les incisives des humains se rencontraient parfaitement bord-à-bord de par un régime alimentaire à forte mastication. Provoqué par ladoption dun régime alimentaire plus mou, les incisives des humains post-néolithiques présentent, pour la très grande majorité, une occlusion dentaire où les incisives supérieures ont une légère proéminence vers lextérieur de la bouche, accompagné dune légère rétrognathie de la mâchoire inférieure. Ce changement est à lorigine de la propagation dun nouveau type de sons : les « labiodentales », des sons qui sont produits en touchant la lèvre inférieure contre les dents supérieures (comme [f] et [v]).
« Les données suggèrent quen Europe, lutilisation de labiodentales na augmenté de manière spectaculaire quau cours des deux derniers millénaires, en lien avec lessor des technologies de préparation des aliments, telles que la mouture industrielle », explique Steven Moran, co-auteur principal de létude. « Nos résultats révèlent donc que le langage peut être façonné par la biologie humaine, un élément largement sous-estimé jusque à présent. »
Approche pluridisciplinaire
Intrigués par une observation du linguiste Charles Hockett qui remarquait, en 1985, que les langues qui disposent de consonnes labiodentales dans leur système phonologique sont souvent parlées dans des sociétés ayant accès à des aliments plus mous. Mais, selon Damián Blasi, co-auteur principal, « Dans le domaine linguistique, il y a quantité de corrélations douteuses, et nous ne disposons pas de témoignage direct. »
Afin de découvrir les mécanismes qui sont à lorigine de ces observations, les chercheurs ont tiré profit des méthodes de nombreuses disciplines telles que lanthropologie, la phonétique et la linguistique historique. « Les conclusions sont unanimes, ce qui narrive que rarement », fait remarquer Damián Blasi. Ce projet ambitieux a été rendu possible par les importantes quantités de données devenues disponibles au cours des dernières années, mais également grâce au développement de modèles de simulation biomécanique fidèles et à lutilisation de méthodes computationnelles de pointe.
Voyage dans le temps
« Nos résultats nous permettent de mieux comprendre les rapports et interactions qui existent entre les pratiques culturelles, la biologie humaine et le langage », récapitule le directeur de létude Balthasar Bickel, professeur à lUniversité de Zurich. « Et contrairement à lidée généralement acceptée dans la discipline, les langues dhier ne doivent pas forcément ressembler aux langues daujourdhui. » Les méthodes développées au cours de cette étude ouvrent la voie à dautres recherches qui permettront aux linguistes de s'attaquer à de nombreuses questions encore sans réponses, comme, par exemple, quels étaient vraiment les sons des langues parlées il y a des milliers d'années. Est-ce que César prononçait « veni, vidi, vici » plutôt que « oueni, ouidi, ouici » ?
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